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« L’éthique invite à refuser l’idéologie de la prise en charge »

Dans « Ethique et accompagnement en travail social », Dominique Depenne enjoint les professionnels à revenir à la dimension relationnelle de l’accompagnement à partir de l’exigence éthique telle que l’a définie le philosophe Emmanuel Lévinas. Une urgence face à la dérive techniciste.

Qu’apporte Emmanuel Lévinas à la notion d’éthique ?
Emmanuel Lévinas a repensé la question de l’éthique à partir de la Shoah. Il estimait qu’après un tel évènement, on ne pouvait plus réfléchir à la relation humaine de la même façon. Pour lui, la question éthique est avant tout celle du rapport à l’autre et de l’altérité. L’éthique est accueil d’autrui dans son étrangeté d’être unique. Il est reconnaissance d’autrui et non connaissance. Selon ce philosophe, en effet, tout savoir sur autrui est un moyen de possession et de domination, une volonté de le rendre identique à moi. Or, le fait éthique surgit dans l’immédiateté de ma rencontre avec l’autre, qui n’est pas moi. Et tout ce qui vient mettre à mal l’altérité d’autrui est anti-éthique et synonyme de maltraitance.

L’éthique n’a donc rien à voir avec la morale et la déontologie ?
La morale et la déontologie renvoient à des valeurs et des règles qui s’imposent de l’extérieur et s’inscrivent dans une logique de normalisation des pensées et des pratiques. L’éthique renvoie à l’humain, ce qui exclut toute idée de recommandation en termes de bonne conduite car cela supposerait que l’on ait défini une fois pour toutes ce qu’est une relation humaine. Pour Lévinas, je suis engagé, d’une manière singulière, dans une « responsabilité pour autrui » à laquelle je ne peux me dérober. Mais si autrui m’oblige, il est aussi ma chance parce qu’il m’arrache au repli sur moi-même et me permet de me singulariser. Toute relation est singulière et échappe aux codifications sociales et morales.

En quoi cette conception de l’éthique change-t-elle l’accompagnement des travailleurs sociaux ?
Elle les invite à refuser l’idéologie de la « prise en charge ». Accompagner, c’est « aller de compagnie avec » une personne tout en lui garantissant qu’on ne portera jamais atteinte à sa dignité, à son intégrité et à son altérité. A l’inverse, la prise en charge s’accompagne d’une triple injonction : autrui devient un objet que l’on peut posséder ; il est sommé de se déposséder de lui -même ; il n’est plus qu’un objet de prise en charge. Laquelle s’accompagne d’une réification de la relation humaine et de l’individu et rend impossible le surgissement de l’imprévu et de l’indéterminé dans l’accompagnement.

La relation doit être, selon Lévinas, désintéressée. Or, les travailleurs sociaux sont mandatés par une institution avec des objectifs…
Pour Lévinas, celui que j’accompagne ne me doit rien, c’est la conséquence de la responsabilité pour autrui. Si j’agis envers lui dans l’idée qu’il m’est redevable, je l’inscris dans une logique de dette et donc dans une vision instrumentale. Certes, le travailleur social est mandaté par son institution et reçoit en échange un salaire. Néanmoins, avant même la réalisation de ses objectifs professionnels, il doit avoir comme préoccupation éthique – et désintéressée – de ne jamais porter atteinte à la singularité et à l’altérité de l’autre. Le problème, c’est que les travailleurs sociaux s’efforcent trop souvent de répondre aux injonctions de leur institution en oubliant le sens même de leur métier.

Comment les professionnels peuvent-ils concrètement faire valoir cette exigence éthique ?
Mon ouvrage veut faire barrage à l’esprit techniciste qui traverse aujourd’hui le travail social avec la tyrannie des référentiels, des projets, de l’évaluation, de la rentabilité… Une logique qui conduit les institutions à n’exister plus que pour elles-mêmes en oubliant leur raison d’être. Si la technique peut participer à l’accompagnement, en aucun cas, elle ne peut remplacer la rencontre avec autrui. Mon souci est donc d’inviter les professionnels, à partir de l’exigence éthique telle que l’a définie Lévinas, à développer leur regard critique et à dénoncer les injonctions technicistes qui les conduisent à devenir des automates. Qu’ils soient des « hommes d’action », au sens défini par Hannah Arendt, c’est-à-dire des « faiseurs d’actes », mais aussi des « diseurs de parole » ! C’est la responsabilité-pour-autrui à laquelle aucun professionnel ne peut se dérober.

Propos recueillis par Isabelle Sarazin.