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« La tendance à empêcher et réprimer imprègne la façon de penser la fonction éducative »

Dans « Eduquer sans entraver », Célia Carpaye, éducatrice spécialisée, lève le voile sur un sujet tabou : les « violences éducatives ordinaires » dans les établissements de l’enfance et de l’adolescence. Si l’environnement culturel et institutionnel favorise ces pratiques, une autre façon d’éduquer est toutefois possible. L’auteure propose ainsi de réhabiliter l’amour dans la relation éducative et de s’appuyer sur la communication non violente et la pédagogie critique et démocratique.

Que désignez-vous par « violences éducatives ordinaires « ?
Ce sont toutes ces habitudes éducatives – mise à l’isolement, brimade, geste brusque, bousculade, moquerie, punition – auxquelles on a recours en pensant que c’est pour le bien de l’enfant ou du collectif. Ces pratiques, appelées aussi « douces violences », s’inscrivent dans un rapport de domination de l’adulte à l’enfant, ou à l’adolescent, et amènent ce dernier à intérioriser l’obéissance et la soumission à un ordre extérieur et à refouler ses ressentis et sa vie intérieure.

Comment expliquer ces pratiques?
Elles s’inscrivent dans un paradigme éducatif dans lequel l’éducation est interprétée comme une manière de conformer l’enfant à une norme considérée comme bonne et acceptable. Ce paradigme est tellement ancré dans nos croyances et nos représentations sociales qu’il n’est pas interrogé. Même dans les écoles de travail social, où la tendance à empêcher et réprimer imprègne généralement la façon de penser la fonction éducative.

Ces violences seraient aussi légitimées par l’institution…
Au-delà de la pratique individuelle, l’existence même de l’institution est fondatrice de rapports de domination. Elle constitue un système social et politique qui organise les relations sociales sur un mode oligarchique afin d’éviter les débordements et maintenir l’ordre. Ce sont : les activités réalisées en lieu clos, en promiscuité permanente, les obligations collectives, l’absence de considération pour les besoins individuels. L’institution impose son pouvoir, laissant peu de place à la singularité et à la créativité de chacun.

Vous invitez donc les professionnels à renouer avec l’amour dans la relation éducative…
Au nom de la fameuse distance éducative, on interdit aux éducateurs d’avoir des affects comme s’ils pouvaient travailler sans affects avec les jeunes ! En outre, on les empêche d’en parler ce qui les rend problématiques. Il faut pouvoir envisager l’’amour dans la relation éducative dans sa forme altruiste et compassionnelle. Il s’agit aussi d’aimer l’enfance, de croire en la nature humaine d’une manière plus générale. C’est un travail difficile parce qu’il y a des jeunes avec lesquels on ne se sent pas en lien. Mais à mon sens, on peut travailler ça. L’amour, qui, pour moi, est un savant mélange de confiance et de reliance, est le prérequis à une relation bienveillante.

Vous proposez une autre piste : se former à la communication non violente (CNV)…
Oui à condition de ne pas y voir une simple technique mais un véritable cheminement intérieur qui prend du temps. La CNV commence d’abord par la prise de conscience que nos modes de communication habituels peuvent être potentiellement violents parce qu’ils fonctionnent sur la base de jugements de valeur, de l’évaluation ou du conseil, et par l’intention de vouloir faire autrement. Par exemple, face à une personne qui fait une crise de nerfs, il peut être intéressant de se concentrer sur le besoin qui, chez elle, n’est pas satisfait.

Vous évoquez également la pédagogie critique et démocratique…
C’est un courant qui est parvenu en France grâce aux travaux de Paulo Freire. Il nous amène à penser que la relation éducative est aussi un espace de transformation sociale et d’émancipation politique dès lors que l’on permet aux jeunes accueillis de la questionner et de la critiquer. La pédagogie critique concerne surtout des actions de groupe ou entre pairs. Il va s’agir par exemple d’organiser un séjour de vacances en associant les jeunes à l’ensemble du projet ou de créer un groupe de parole où les personnes accueillies vont avoir une vraie place dans l’élaboration du projet nécessaire au fonctionnement de l’institution. C’est une démarche radicale au sens où elle oblige à accepter l’inconfort, l’incertitude et à déconstruire certains schémas mentaux et sociaux.