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« S’engager dans la démarche d’expertise, c’est l’opportunité pour le travail social de retrouver une crédibilité »

Dans « Construire une démarche d’expertise en intervention sociale », Sandra Guitton-Philippe, docteur en science politique et Akim Guellil, consultant et formateur, donnent des outils conceptuels et méthodologiques pour maîtriser ce modèle d’action. Loin d’une vision purement technique, ils défendent une expertise à visée de transformation sociale.


Comment expliquer la montée en puissance de la compétence « expertise » dans le champ de l’intervention sociale ?

Le premier facteur est lié aux politiques publiques. Depuis le milieu des années 2000, la connaissance fine des populations, des modalités d’organisation et de mise en œuvre d’une offre de services ainsi que celle des politiques publiques est devenue une exigence pour les pouvoirs publics. Ils l’ont inscrite dans la loi 2002-2 et dans tous les textes législatifs et réglementaires du champ social et médico-social qui ont suivi. La compétence « expertise » a également fait son apparition dans les référentiels des métiers des cadres et des diplômes de niveau III. Le deuxième facteur est lié à l’évolution de la culture du travail social : la nécessité pour les professionnels de mettre en place des modes de coopération requiert des codes communs permettant de mieux se comprendre pour résoudre les problématiques. Enfin, la société exige aujourd’hui de savoir ce qui se passe dans le champ social et médico-social, qui a un coût économique.

Comment définir cette compétence « expertise » ?
Elle s’inscrit dans une démarche qui relève d’une double approche : conceptuelle et méthodologique. Celle-ci suppose une posture d’expert qui permet de recueillir le matériau nécessaire à la démarche et vise essentiellement la production de connaissances à visée de résolution. Toutes les connaissances produites – je parle bien de connaissances et non de savoirs car elles évoluent en fonction des contextes et problématiques – sont le socle permettant d’engager des démarches de projet, d’évaluation et de diagnostic propres à l’intervention sociale.


Qu’apporte, par exemple, la démarche « expertise » à l’élaboration du projet d’établissement ?

Cette démarche, qui associe les salariés, usagers, acteurs externes – familles, aidants, partenaires -, permet de confronter les points de vue contradictoires sur tous les objets professionnels qui traversent l’établissement et d’identifier les tensions entre les politiques publiques, le parcours des bénéficiaires et les modalités de l’offre de services sur les plans politique, stratégique, organisationnel et technique. Le collectif peut alors s’appuyer sur les écarts qui ont été identifiés pour fixer les axes du projet d’établissement en vue de développer de nouveaux projets ou de transformer tout ou partie de son offre de services.

Il y a nécessairement un objectif de changement…

Oui, cette production de connaissances se veut pragmatique au sens où elle doit produire des changements au sein des organisations. Prenons, par exemple, une maison d’enfants à caractère social : les politiques publiques invitent à ce que l’enfant retourne le plus vite possible dans son milieu naturel ; l’offre de services est, elle-même, encore très centrée sur le travail visant à restaurer les liens entre parents et enfants ; paradoxalement, un groupe d’adolescents peut exprimer à travers ses demandes et ses problématiques le désir de ne pas retourner dans leur famille mais d’accéder à une vie autonome à la sortie et d’y être préparés. Ce type d’écart, lorsqu’il est mis au travail dans le cadre d’une construction collective, permet de développer des alternatives, voire des projets innovants pour qu’il y ait un minimum de maintien des liens mais aussi une meilleure préparation des jeunes à leur vie d’adulte.

On est loin d’une expertise purement technique…
Oui parce que dans nos organisations, le changement ne peut procéder que des ressources humaines, socio-relationnelles. La démarche d’expertise est chargée de tout ce qui fabrique chez l’humain, des valeurs, des finalités, des principes d’action, qui peuvent se télescoper avec l’environnement et notamment les politiques publiques. S’engager dans cette voie, c’est l’opportunité pour le travail social de rendre lisibles ses modes d’intervention et ses principes d’action et de retrouver une crédibilité à une période où son utilité sociale peut-être trop vite mise en cause. Heureusement sur le terrain, un grand nombre d’organisations, d’une manière ou d’une autre, sont inscrites dans ce mouvement.

Propos recueillis par Isabelle Sarazin