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« On se doit de penser une éducation plus inclusive et plus ouverte »

Les mutations de la société percutent en profondeur l’éducation spécialisée. Dans « Conduire le changement en action sociale », Bertrand Dubreuil, sociologue, et Roland Janvier, directeur de la Fondation Massé-Trévidy, invitent à repenser les pratiques professionnelles et les organisations éducatives.

En quoi les mutations sociétales affectent-elles l’éducation spécialisée ?
On assiste à une recomposition des conceptions relatives à la famille, la parentalité, l’enfant. Ces évolutions sociétales impactent profondément la conception de l’éducation des enfants et adolescents handicapés et des mineurs et jeunes majeurs bénéficiant d’une mesure de protection éducative. Dans les années 80, l’établissement spécialisé était censé apporter tous les éléments permettant le développement de l’enfant. Aujourd’hui avec les notions de droits des usagers, de projet de vie, de consentement éclairé, de compensation, de co-éducation, etc, on se doit de penser une éducation plus inclusive et plus ouverte. L’établissement ne peut plus prétendre assurer seul l’éducation mais doit répondre aux besoins particuliers de l’enfant handicapé ou en difficulté avec sa famille et son environnement.

Quel est l’impact sur le travail éducatif ?
Ce qui dominait la pensée éducative il y a quelques décennies, c’était l’idée qu’on agissait sur l’enfant. Or le projet personnalisé introduit l’idée qu’on a à faire à un sujet et qu’on va interagir avec lui, c’est-à-dire construire avec lui les modalités de son accompagnement. Cela implique de sortir d’une approche instrumentaliste de la notion d’objectif : il s’agit de formuler un objectif non pas « sur » le jeune mais « avec » lui de telle façon qu’il puisse se l’approprier et en faire quelque chose. L’idée est de rendre l’enfant non pas acteur mais auteur de son existence.

Mais les recommandations de bonnes pratiques ne viennent-elles pas formater le travail des professionnels ?
Les recommandations dites de bonnes pratiques professionnelles ont permis de formuler une technicité professionnelle et de bâtir un socle conceptuel sur un mode consensuel. Néanmoins, elles ne doivent pas être considérées comme des prescriptions absolues. Elles énoncent des pratiques reconnues comme nécessaires aux besoins de l’enfant et sont donc normatives mais ce sont les professionnels qui les mettent en oeuvre dans le cadre de la relation singulière qu’ils construisent avec un enfant lui-même singulier. Les bonnes pratiques ne déterminent pas la relation, qui relève de l’engagement du professionnel dans l’interaction.

Le projet personnalisé ne met-il pas au second plan l’accompagnement collectif ?
C’est vrai qu’avec l’individualisation de l’accompagnement spécialisé en établissement, on semble aujourd’hui ignorer sa dimension collective. Or un enfant grandit avec ses pairs et c’est par le groupe d’appartenance qu’il prend son indépendance et se socialise. Il n’y a rien de plus étouffant pour un enfant que d’être en permanence avec un adulte dans le cadre d’accompagnements individuels ou en tout petit groupe ! Il ne faut pas oublier que le projet personnalisé en établissement, c’est l’individualisation de l’accompagnement dans un cadre collectif.

Comment repenser l’organisation de travail ?
On ne peut pas penser une éducation ouverte si on ne pense pas une direction ouverte et donc si on ne renverse pas la perspective descendante. La question pour le directeur n’est pas de savoir qui commande et qui applique mais à qui il est utile. Son rôle n’est pas de dire aux personnels ce qu’ils doivent faire car ceux-ci le savent très bien mais il doit se préoccuper de ce dont ils ont besoin en termes de moyens et d’environnement pour accompagner au mieux les jeunes. Ce qui signifie concrètement leur laisser de l’autonomie pour penser les pratiques en référence aux recommandations de l’ANESM, ne pas les déstabiliser en permanence avec des prescriptions dites novatrices parce que ce qu’ils ont mis en œuvre au fil de l’expérience a de la valeur, même si des évolutions sont possibles. Il faut abandonner l’idée que le directeur fait l’établissement. Il est au service de son établissement et des usagers.


Ce mode de fonctionnement est-il possible dans le contexte actuel ?

Oui si l’on n’a pas une représentation mécaniste mais anthropologique de l’organisation de travail. Il s’agit de raisonner non pas en termes de performance et d’injonction rationalisante mais en termes de sciences humaines à partir de la connaissance de l’humain : de quoi l’enfant a-t-il besoin pour grandir ? Et donc de quoi les professionnels, qui contribuent à son développement, ont-ils besoin pour l’accompagner et travailler ensemble dans le cadre d’un projet interdisciplinaire ?

Propos recueillis par Isabelle Sarazin