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« On n’a pas encore suffisamment pris conscience de l’importance des écrits dans notre secteur »

Dans son « Précis d’écriture en travail social », Philippe Crognier, directeur de l’Apradis (Association pour la professionnalisation, la recherche, l’accompagnement et le développement en intervention sociale), invite à mieux former les travailleurs sociaux aux écrits professionnels.
L’écriture serait, selon vous, constitutive du travail social.…

En effet, loin d’être une sorte de gadget, l’exercice scriptural est constitutif des pratiques des travailleurs sociaux. Il sert d’abord à conserver une trace du travail réalisé. C’est ainsi que les professionnels doivent produire de nombreux écrits : notes d’information et rapports sur la prise en charge et le suivi des usagers, courriers à destination des familles et de leurs partenaires, comptes rendus de leur action au sein des cahiers de liaison des établissements… Mais l’écrit sert aussi de révélateur : la mise en mots de leur action aide les travailleurs sociaux à mieux prendre conscience de leurs actes et de ce qui s’est joué. L’exercice scriptural permet de mettre de la distance et d’analyser plus finement la situation. C’est un outil pour penser.

La culture du travail social reste toutefois proche de l’oralité….
Effectivement, et même si les choses évoluent, le travail social reste marqué par sa culture orale. Aussi la question de la trace et de l’évaluation a-t-elle longtemps posé problème aux professionnels. Mais, depuis la loi 2002-2 dite de rénovation sociale, les écrits ont envahi le quotidien des travailleurs sociaux et ont une incidence considérable sur les pratiques.

Pourtant les employeurs et les centres de formation semblent peu sensibilisés à l’importance de l’écrit…
Oui, c’est paradoxal. Même si les choses évoluent, on n’a pas encore suffisamment pris conscience de l’importance des écrits dans notre secteur et des difficultés que peuvent rencontrer les professionnels dans leur production. Il ne suffit pas d’avoir des diplômes supérieurs, l’exercice scriptural est compliqué d’autant qu’il porte sur des objets textuels bien spécifiques. Quand un travailleur social rédige un rapport au juge pour qu’il prenne une décision relative à un placement, celui-ci est lourd de conséquences pour l’enfant. Derrière tout écrit professionnel, se joue d’une manière ou d’une autre le devenir et, parfois même, la vie des usagers. Lesquels ont, par ailleurs, sous certaines conditions, accès à leurs dossiers. Les mots doivent donc être pesés et mesurés et certaines règles éthiques observées.

Vous demandez donc un plan de formation aux écrits professionnels pour les salariés…
Il n’est certes jamais facile de dire à quelqu’un qu’il a des problèmes avec l’écriture, laquelle relève de l’intimité de la personne. Néanmoins, les institutions doivent prendre en main cette question et définir des plans de formation pour leurs salariés en difficulté avec l’écrit. Si des initiatives existent, on est encore loin de ce qu’il faudrait faire !

Vous prônez notamment le développement des ateliers d’écriture…
L’idée est d’apprendre l’écriture en écrivant et de rompre avec le modèle scolaire où l’on fixe les règles et on fait après. Je m’appuie sur le modèle que j’ai expérimenté pendant une dizaine d’années avec des travailleurs sociaux en formation – assistants sociaux, éducateurs spécialisés mais aussi aide médico-psychologiques et moniteurs d’atelier. Le principe était d’abord de travailler sur les représentations négatives de l’écrit à partir de jeux d’écriture puis de mettre en situation les personnes à partir de consignes au regard de situations fictives – écrire à un juge, à un usager, etc…Les écrits étaient ensuite lus à haute voix et retravaillés. Il s’agissait d’associer les pratiques d’écriture et de lecture et de se servir des « erreurs » comme un levier pédagogique.

Quels ont été les effets ?
J’ai pu mesurer, à partir d’un travail de recherche universitaire, les bénéfices de ce type d’atelier. Outre une amélioration du rapport à l’écriture des participants grâce aux jeux d’écriture, on constate un développement de l’objectivité, de la prise de distance, dans les textes produits. Les personnes en outre s’impliquent davantage dans leurs textes et osent davantage le « je » sans compter leur meilleure maîtrise de l’orthographe et de la syntaxe… Ce type d’atelier est parfaitement adapté aux travailleurs sociaux en difficulté avec l’écrit.

Propos recueillis par Isabelle Sarazin.