Publié le

« C’est le génie du travail social qu’on est en train de tuer »

Dans « Dialogue sur le génie du travail social », le sociologue Michel Chauvière, le formateur Dominique Depenne et l’ancienne directrice générale de l’Ecole normale sociale Martine Trapon croisent leurs points de vue sur ce qui fait le génie du travail social. Un génie qui, alertent-ils, est en train de disparaître sous le coup de la réforme des diplômes et, plus largement, du développement du discours managérial et gestionnaire.

Pourquoi cet ouvrage ?
C’est en quelque sorte une réponse à la politique de réingénierie des professions sociales. C’est une opération purement formelle qui passe à côté de ce que font et savent offrir les professionnels ainsi que des questions qui les traversent. Face à une réingénierie qui s’apparente plus à une remise en ordre, nous affirmons qu’il y a un autre génie qui caractérise le travail social : c’est l’ensemble des connaissances, des outils, mais aussi des savoirs et des compétences que les professionnels mettent au service des plus en difficulté. C’est ce génie, qui est inscrit dans la construction du modèle français, qu’on est en train de tuer.

Pourquoi revenir sur la constitution historique du travail social ?

C’est au début du XXe siècle que le social est devenu un travail. Les premières assistantes sociales n’ont eu de cesse de rentrer dans le salariat, de créer des centres de formation et de s’organiser. Il est important de rappeler ce fait historique au moment où l’attelage « travail » et « social » est en perte de vitesse. On ouvre aujourd’hui le travail social à de nombreux acteurs ― emplois aidés, jeunes en service civique, aidants familiaux, etc. ―, ce qui crée une fausse concurrence avec les professionnels. D’autant que leurs statuts publics et leurs conventions collectives sont devenus moins protecteurs. Le travail social se transforme en un simple bassin d’emplois et les employeurs comme les centres de formation sont obsédés par l’employabilité !

Vous estimez aussi que la responsabilité des travailleurs sociaux s’est accrue…
Elle est accentuée par le fait que les professionnels, qui bénéficiaient d’une sorte d’exceptionnalité relative et d’une certaine liberté d’interprétation et d’action en situation, ont perdu ces spécificités. La loi 2002-2 a, par exemple, accru leur responsabilité vis-à-vis des usagers mais ne dit rien des droits attachés à leur métier qui devraient accompagner ces nouvelles obligations tout en respectant l’éthique de la relation. Ils sont sommés aujourd’hui de rendre des comptes sur tous les plans et ils passent leur temps à remplir des documents, mais pourquoi et dans quelles limites ? L’évolution vers une société de services et l’hyper-gestion technique et financière du social et du médico-social rendent de plus en plus difficiles la rencontre et un certain type d’accord moral avec l’usager.

Vous dénoncez la faillite doctrinale dans le travail social…
Depuis la lettre aux travailleurs sociaux de Nicole Questiaux en 1982, il n’y a plus ni théorie ni doctrine faisant autorité dans le travail social. Dans son adresse, qui n’était pourtant qu’une esquisse de doctrine, la ministre de la Solidarité nationale évoquait trois légitimités : celle des décideurs et financeurs souvent déléguée à des opérateurs, celle des usagers, celle des professionnels. A l’époque actuelle dominée par le management, seuls les opérateurs et les usagers restent légitimes. Le professionnel est devenu une ressource humaine permettant de faire fonctionner des parts de marché. La Constitution énonce pourtant que la France est une République indivisible laïque démocratique et sociale. Mais l’Etat ne sait plus raccrocher les métiers du lien social à ce principe-là.

Tout va donc mal…
Ce n’est pas que tout va mal, mais il faut clarifier ce qui se passe, car beaucoup sont encore dans la dénégation. J’observe néanmoins une prise de conscience chez les travailleurs sociaux, spécialement chez certains cadres. Mais le changement de modèle économique est difficile à contrer. Tous les jours, il s’invente de nouvelles normes administratives : après les approches « qualité », les évaluations, les contrats pluriannuels d’objectifs et de moyens, les contrats de performance, on a eu les Social Impact Bond et désormais le Social Business Act. La citadelle du social est donc ouverte au marché et l’Etat laisse faire, voire applaudit. Il ne s’agit plus de rencontre ou de relation avec autrui en souffrance mais de produire des prestations optimisées et au moindre coût. On veut développer et visibiliser une offre de services en direction d’un usager consommateur. Mais dans un secteur où les besoins sont immenses et les réponses forcément incertaines, cette rationalisation techniciste n’a aucun sens !

Propos recueillis par Isabelle Sarazin